La Pensée

Maurice Rollinat 1846 (Châteauroux) – 1903 (Ivry-sur-Seine)



C’est l’ennemi sournois, mais sûr,
Sphinx intime, cancer obscur,
De ce tas de cendres futur
      Appelé l’homme.
Elle fausse tous ses ressorts,
Épuise tous ses réconforts
Et chicane tous ses efforts
      Qu’elle consomme.

Sans doute, elle évoque à ses yeux
Maint rêve descendu des cieux
Avec le vol délicieux
      De la colombe,
Mais elle nourrit son remord
Et le réveille quand il dort
Par des chuchotements de mort
      Et d’outre-tombe.

Hélas ! chacun est l’écheveau
Qu’embrouille au fond de son caveau
Ce vieux spectre toujours nouveau ;
      Mauvaise mère
Dont les petits qu’elle a couvés,
Par elle-même dépravés
Deviennent les enfants-trouvés
      De la Chimère.

En nous elle plombe et tarit
L’illusion verte qui rit ;
Elle étend sur l’âme et l’esprit
      Sa glu chancreuse ;
Puis, sur eux, tirant ses verrous,
Les écrase entre ses écrous,
Et, féroce, y creuse des trous
      Qu’elle recreuse.

Sans cesse elle revient au deuil
Comme un flot revient à l’écueil ;
Elle grossit en un clin d’œil
      Ce qui nous froisse ;
Tout le jour elle nous a nui,
Et l’implacable dans la nuit
Nous tricote encor de l’ennui
      Et de l’angoisse.

Elle glace nos jeux, nos arts
Qui lazzaronaient en lézards,
Nous prédit les mauvais hasards
      Des occurrences ;
Et dans la nocturne vapeur
Elle nous invente la Peur
Avec l’éveil ou la stupeur
      Des apparences.

Ce comptable sec et retors
Additionne tous nos torts
Et fige dans ses coffres-forts
      Toutes nos larmes ;
C’est le maniaque secret
Qui jamais las, jamais distrait,
Tourne la meule du regret
      Et des alarmes.

Nous croyons noyer dans le vin
Ce monstre infernal ou divin
Pour qui notre moelle est en vain
      Redépensée ;
Le Ciel serait si consolant,
Le corps si pur, l’amour si blanc
Et le cercueil si peu troublant
      Sans la pensée !

Mais buvons sans trêve ! Agissons !
Lutte inutile ! nous pensons :
Notre chair a tous les frissons
      De la contrainte,
Et malgré notre acharnement
Pour exister physiquement,
Nous retombons dans le tourment
      De cette étreinte.

Que l’on veuille croire ou douter,
Elle arrive à nous dérouter,
Et, si parfois, pour nous tenter,
      Elle aventure
Un Parce que contre un Pourquoi,
Bien vite elle oppose à la Foi
Le scepticisme qui rit froid
      Et qui rature.

Sous le chagrin qu’elle épaissit,
L’enthousiasme se rancit ;
Elle supprime ou raccourcit
      La confidence,
Et dans le danger, qu’elle accroît,
Nous fait du courage un adroit
Qui suppute, esquive et ne croit
      Qu’à la prudence.

La Justice et la Vérité
Qui nous mènent à la clarté,
Elle les jette de côté,
      Et l’on s’embarque
Pour le noir et pour l’incertain
Devant ce douanier hautain
Qui ne laisse passer l’instinct
      Qu’avec sa marque.

Elle a le conseil si tortu,
Si captieux et si pointu
Qu’elle suggère à la Vertu
      Le goût du crime ;
Et pas un homme n’est vainqueur
De ce terrible épilogueur,
Espèce de crapaud du cœur
      Qui nous opprime.

Elle use par l’obsession,
Par la mystification,
Par le fiel et la succion
      De sa censure
Le labeur qu’elle a suscité,
Et fournit à l’oisiveté
La vénéneuse activité
      De la luxure.

Et quand par elle on est à bout,
Si terminé, si mort à tout,
Qu’on n’a pas même le dégoût
      De la souffrance,
Un drap noir croule sur nos jours,
Un drap lourd entre les plus lourds,
Sans croix ni larmes de velours :
      L’Indifférence !

Puis elle atteint son but fatal ;
Après un voyage final,
Elle nous prend au fond du Mal
      Et nous oublie
Par delà l’horrible cloison
Qui limite notre horizon :
Et c’est la mort de la Raison
      Dans la Folie.

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Submitted on May 13, 2011

Modified on March 05, 2023

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Maurice Rollinat

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